16 mars 2025

Publications et dossiers

Ô dette (de Crécy ?) ! ô désespoir !

Parmi les torrents d’âneries (pardon pour les ânes qui valent mieux que cela), déversées quotidiennement par les dirigeants économiques, leurs valets politiques et les laquais des médias, la dette publique occupe une place de choix ! C’est devenu l’argument d’autorité irréfutable qu’il convient d’opposer à toute revendication, celles des citoyens qui aspirent à un véritable Etat social, comme celles des fonctionnaires et agent publics qui veulent être mieux reconnus et mieux traités, et d’abord en termes de rémunérations et de conditions de travail. C’est aussi la justification de tous les démantèlements des services publics et agences de l’Etat.

Une posture morale ou moralisante.

Surfant sur le retour en force des obscurantismes religieux, la médiocratie chrétienne, souvent suivie par une part de la sociale médiocratie, y va de son couplet sur l’immoralité de la dette que nous laissons à nos enfants et aux générations suivantes. C’est oublier un peu vite que s’il faut parler de transmission, il convient, en matière d’héritage de tout considérer, le passif comme l’actif et qu’en face des dettes éventuelles, il existe un patrimoine autant physique que culturel : Versailles, Le Louvre, la Comédie Française, pour n’en citer que quelques éléments emblématiques. Mais surtout un patrimoine immatériel mais essentiel : une République qui unit, rassemble, inclut, ou au contraire qui divise et exclut ; une Ecole de l’égalité des droits et des chances qui permette à chaque enfant de s’épanouir pleinement ou celle de l’exclusion et de la reproduction sociale ; un système de Santé pour chacun selon ses besoins, quels que soient ses revenus ou son implantation territoriale, ou au contraire l’ouverture au marché de ce domaine ; une Recherche scientifique dont les chercheurs peuvent consacrer tout leur temps aux travaux dans leurs domaines, plutôt qu’à la recherche de financements de ces mêmes travaux ; des services de Sécurité, de Police et une Justice pour protéger les citoyens ou au contraire des milices pour encadrer et surveiller la société et réprimer les mouvements sociaux ; une Agriculture qui nourrisse chacun sans l’empoisonner tout en garantissant aux producteurs qu’ils puissent vivre de leur travail ; un Monde de Paix, d’Amitié entre les peuples et de Coopération ou la loi de la jungle qui livre la planète aux pires démagogues ; une planète enfin préservée de tous les dérèglements que nous avons initiés par nos dérèglementations ou la probable disparition de l’humanité à court terme, sous l’effet de l’évolution climatique ou, plus certainement et plus rapidement, par les conflits, entre territoires comme au sein de chacun d’entre eux, qui ne manqueront pas de se développer, en raisons des inégalités dans la répartition des conséquences du réchauffement.

Cette dernière perspective de disparition de l’humanité aurait deux avantages : d’une part la survie de la planète enfin libérée de nous et d’autre part l’annulation de facto de notre dette publique qui ainsi ne pèserait plus sur des générations à venir !

Une dette publique délibérée.

Loin d’être le mal absolu, quasi mystique, que certains présentent, l’endettement de l’Etat peut-être une bonne ou une mauvaise chose, selon ce que la dette finance : des activités économiques, éducatives ou culturelles susceptibles d’être créatrices de richesses ou l’accaparement de ces mêmes richesses par une oligarchie ploutocratique !

On ne peut nier cependant, qu’au-delà du volume global de la dette, son service annuel, c’est-à-dire le total des annuités à payer chaque année, pèse lourdement sur le budget de l’Etat, plus de 52 milliards d’euros en 2024, soit environ 11% des dépenses, un ordre de grandeur proche des budgets des ministères de l’Education nationale ou de la Défense, ce que ne manquent pas de souligner les contempteurs de la dette ; ils oublient généralement d’ajouter que c’est à peine la branche basse de la fourchette d’estimation de l’évasion fiscale (50 à 80 milliards, fourchette large car, par nature impossible à chiffrer précisément), évasion fiscale qui peut même aller jusqu’à 100 milliards selon les sources syndicales du Ministère des Finances ! Ce n’est pas en réduisant le nombre de fonctionnaires de ce ministère ou de celui du Travail, ni en « simplifiant normes et procédures » que l’on peut réduire ce manque à gagner pour notre bien commun ! Mais n’est-ce pas justement l’effet recherché ?
Car l’ampleur de la dette publique n’est pas une malédiction « que le ciel en sa fureur » nous aurait envoyée : elle a été délibérément construite par des politiques successives.

Même si cela fait encore débat chez les économistes, la réforme de la Banque de France de 1973, qui contraignait l’Etat à emprunter auprès des marchés financiers au lieu de se tourner vers sa banque centrale, a donné l’impulsion déterminante au développement, sans cesse croissant depuis, de cette dette. Sous couvert de lutte contre l’inflation et d’orthodoxie financière, l’Etat se privait volontairement de deux outils, à savoir l’emprunt sans intérêt et l’absorption d’une partie du déficit par l’émission de monnaie.
Même l’objectif de lutte contre l’inflation mérite d’être interrogé car une inflation maitrisée, si elle pénalise ceux qui ont des revenus fixes et rend nécessaire la mobilisation sociale pour l’indexation des salaires et pensions, réduit surtout la valeur des dettes, celles des particuliers comme celle de l’Etat ! Depuis, le traité de Maastricht, le passage à l’euro et surtout la feuille de route donnée à la Banque européenne ont aggravé encore la situation, privant les Etats, individuellement ou en tant que « zone euros » de la maitrise de l’émission de monnaie.

Mais la principale cause des déficits publics récurrents qui viennent chaque année accroître l’en-cours de la dette nationale est à chercher du côté des recettes : défiscalisation de certaines recettes et « bouclier fiscal » sous Sarkozy, suppression de l’ISF avec Macron, réformes successives des tranches de l’IRPP pour le rendre bien moins progressif, exonérations diverses, ont asphyxié les recettes en allégeant considérablement la participation des plus hauts revenus aux dépenses collectives.

A qui profite la dette ? Is fecit cui prodest.

Cette question est généralement esquivée par tous ceux qui savent si bien dénoncer le « train de vie de l’Etat » et l’immoralité de notre dette publique. Elle est pourtant essentielle.

La moitié environ de la dette publique français est détenue par des investisseurs « non-résidents », individuellement ou dans des organismes de placements collectifs (OPC). Cela suffirait à démontrer aux oiseaux de mauvais augures que la dette publique française constitue une valeur digne de confiance, n’en déplaise aux « agences de notation », expertes autoproclamées, dignes des « milieux autorisés » de Coluche et dont les avis fleurent bon l’andouillette qui, elle, compte deux « A » de plus.

L’autre moitié de la dette, soit plus de 1600 milliards d’euros, est détenue par des résidents français, soit directement, pour environ la moitié de ce montant, soit à travers des OPC (SICAV ou FCP par exemple), soit par les placements de leurs banques et sociétés d’assurance. De nombreux citoyens peuvent donc détenir une partie de la dette publique, à travers une assurance-vie par exemple ou encore les placements de sécurité de leurs mutuelles. Cela pose une première question technique : est-ce réellement une dette, ce que les citoyens doivent, en tant que contribuables, à eux-mêmes en tant que créanciers ? Si la réponse est « non », voilà la moitié de la dette effacée !

Mais la véritable question est celle de l’égalité des citoyens ; car, si un grand nombre peuvent détenir une partie infime de la dette publique, la plus grande partie en est probablement détenue par les plus grandes fortunes de notre pays. En effet, s’il n’est pas possible d’identifier spécifiquement les détenteurs d’une dette qui n’est souvent qu’un élément de portefeuilles complexes et indirects, il n’y a pas de raison que ces placements échappent à la répartition de l’ensemble du patrimoine financier. Or, selon l’INSEE, les 1 % des ménages les plus fortunés possèdent 31 % de ce patrimoine, les 5 % les mieux dotés en possèdent plus de la moitié (54 %). À l’inverse, 50 % des ménages se partagent 3 % du patrimoine financier total.

Ainsi, non seulement les politiques publiques menée depuis des années ont asphyxié les recettes de l’Etat en réduisant la participation des plus riches aux dépenses collectives, mais elles ont transformé des contribuables en créanciers !

A la fin des années 1780, le service de la dette obérait le fonctionnement d’une monarchie toujours contrainte d’emprunter davantage. On a beau avoir été toute sa vie un militant contre la peine de mort, on ne peut s’empêcher de penser aux têtes des Fermiers généraux roulant dans le panier de son en 1793… A défaut, on pourrait peut-être se contenter de la confiscation des biens et de la déchéance civique !

Jacques AGNES