La question de la démarcation entre un champ « politique » et un champ « syndical » est posée de façon récurrente aux syndicalistes que nous sommes.
Ni par essence, ni par tradition.
Cette partition du mouvement ouvrier entre deux champs clairement circonscrits et distincts est trop souvent affirmée — parfois de façon péremptoire, pour couper court à un débat sur le fond, quels que soient le choix à faire ou la décision à prendre — pour ne pas être interrogée pour elle-même. Elle n’a pourtant rien d’originel ou de consubstantiel au mouvement ouvrier : la première Association Internationale des Travailleurs (AIT) a été un ensemble assez hétéroclite de personnalités et de groupes ou associations d’horizons divers. Sans être assimilables aux syndicats et partis politiques des XXe et XXIe siècles, ces structures les portaient en germe, comme par ailleurs d’autres mouvements : mutualisme, coopératisme, mouvement associatif, etc. Cela n’a pas empêché la relation à l’Etat et à la conquête du pouvoir politique d’être au cœur des débats, parfois assez vifs, au sein de cette première AIT ; mais ils portaient sur le fond de l’orientation générale pour l’action des travailleurs et non sur la référence dogmatique à une quelconque essence d’une organisation de travailleurs.
Les partisans d’une séparation nette entre syndicalisme et politique font rarement référence à la « charte d’Amiens » qui en est pourtant le texte fondateur. Sans doute préfèrent-ils considérer cette séparation comme « allant de soi », de par la nature même du syndicalisme, que comme un choix contingent, historiquement daté et dans un espace limité. Il n’est pourtant pas sans intérêt de rappeler que ce texte, adopté par le congrès de la CGT en 1906, était un texte de compromis entre différents courants d’un syndicalisme encore très marqué par le mouvement anarchiste, mais subissant les échos d’un mouvement socialiste en mutation : il n’est pas indifférent que ce texte ait été adopté quelques mois seulement après l’unification des socialistes français. Loin d’être une écriture sainte établissant une foi éternelle, ce texte est très précisément inscrit dans son époque et concrétise l’état du rapport de force au sein de la CGT, entre ses différentes composantes. D’autres choix ont été faits par nos proches voisins et le SPD comme le Labour se sont construits sur une base syndicale dont ils constituaient les expressions politiques. Stricte séparation en France, liens organiques dans le Royaume Uni et l’Allemagne, aucun de ces choix n’est par essence plus pertinent que l’autre : ils sont la prise en compte de réalités différentes. La charte d’Amiens n’a pas préservé le syndicalisme français de subir les contrecoups des débats politiques : que l’on songe à l’histoire de la CGT, éclatée et réunifiée entre les deux guerres, de nouveau éclatée avec la guerre froide. Même le choix de l’autonomie fait par la FEN ne l’a pas préservée de son sabordage en 1992 par une minorité socialiste. A l’inverse le lien structurel anglais ou allemand, d’ailleurs aujourd’hui abandonné dans les deux cas, entre base syndicale et expression politique, n’ont pas empêché ces structures de s’accommoder du capitalisme et de préférer la voix de la cogestion à celle du combat de classe.
S’il apparaissait que le syndicalisme doive finalement se démarquer du politique, ce ne pourrait donc pas être au nom d’une nature ou d’une essence spécifique ni même de son histoire : ce ne pourrait être qu’un choix fait par l’organisation syndicale, dans un contexte donné, et susceptible d’être sans cesse remis en cause, selon l’évolution de ce contexte.
Notre relation à l’Etat.
Poser la question de notre relation au politique ne revient pas seulement à nous interroger sur notre relation aux partis politiques ; cela pose également la question de notre relation à l’Etat, et donc de sa définition. L’Etat républicain en France n’est plus — l’a-t-il jamais été ? — l’Etat fondamental qui, du « Léviathan » au « Contrat social », substitue la violence publique aux violences privées. Il n’est plus même l’Etat libéral qui prétend se contenter de garantir une égalité de principe devant des droits naturels et imprescriptibles et devant des lois réputées exprimer la volonté commune ; par conséquent il n’est donc plus exactement l’appareil répressif dénoncé par les anarchistes et les marxistes et dont il convenait de s’affranchir pour les uns, de s’emparer pour les seconds. Dès que les luttes et l’état du rapport de force social ont pu faire inscrire dans la Loi un certain nombre d’avancées, qu’il s’agisse du travail des enfants, et donc de leur scolarisation, de la durée légale du travail, du salaire minimum, des conditions d’hygiène, de sécurité et d’ergonomie du travail, de protection de la maternité, ceux qui ont arraché ces conquêtes se sont imposé de nouvelles responsabilités : outre les nécessaires progrès et améliorations de ces lois, il leur appartient de défendre les acquis existants, donc de défendre ces lois et par conséquent l’Etat lui-même. Le développement, après l’école primaire républicaine de la fin du XIXe siècle, de grands services publics accentue encore cette évolution. A l’opposé, ceux qui, à différentes époques, se sont vus arracher ces conquêtes, n’ont de cesse d’en réduire la portée et de regagner le terrain perdu. Cela passe par l’exercice de leur domination économique, du « Mur d’argent » des maîtres de forges de naguère au chantage aux délocalisations, et donc à l’emploi, d’aujourd’hui ; cela passe également par la remise en cause de ces acquis par leur séides politiques et donc par le contrôle de l’Etat, pour imposer le démantèlement légal des services publics et des acquis sociaux : par un curieux retournement culturel, ces retours en arrières sont appelés « réformes » et ceux qui les combattent « conservateurs » ; enfin, lorsque les circonstances l’exigent, cela passe également par la mise en cause de l’Etat lui-même ou à tout le moins de son caractère républicain : cela a pu être autrefois la mise en cause de la République, « la Gueuse », et le recours au fascisme avec « Vichy » ; c’est aujourd’hui plus subtil, avec une décentralisation qui, loin de rapprocher le pouvoir des citoyens, crée de nouvelles féodalités, avec la substitution du contrat à la loi, qui par ailleurs n’est plus qu’un outil de communication ministérielle, ou encore avec des traités internationaux qui, de l’UE à l’OMC, mettent en cause ce qu’il reste de ces acquis.
Notre responsabilité syndicale.
Face à cette situation, mener le combat syndical, c’est non seulement porter les revendications des personnels et défendre leurs acquis, mais c’est aussi défendre l’Etat républicain et donc combattre le fascisme, sans pour autant décerner un brevet de « républicanisme » à ceux qui, tout en s’en défendant, poursuivent les mêmes objectifs et usent des mêmes méthodes ; nous devons lutter pour la défense et l’amélioration des services publics, à commencer par celui de l’éducation, mais aussi être partie prenante de la construction d’une alternative économique, sociale et politique aux politiques libérales menées depuis de nombreuses années. Notre responsabilité politique n’est pas de nous positionner par rapport à telle personnalité, telle organisation ou structure, telle échéance politique, mais bien de participer à l’élaboration d’un véritable projet républicain, et en particulier du projet éducatif qui doit en être une composante essentielle. Cette orientation est valide pour l’ensemble des organisations de travailleurs, mais elle est d’autant plus impérative pour les syndicats des personnels du service public. En effet, dans le secteur privé, il existe un véritable antagonisme entre travailleurs et actionnaires : toute amélioration arrachée par les premiers, en termes de salaires, conditions de travail, niveau d’emploi, l’est au détriment des revenus, dividendes et plus values des seconds : n’a-t-on pas vu a contrario ces dernières années des licenciements massifs dans des entreprises qui n’étaient pas en difficulté, à seule fin de maintenir ou d’améliorer le niveau de rémunération du capital ? Dans le secteur public la lutte des classes n’est pas absente, mais elle passe par le contrôle de l’Etat : la moindre et la plus professionnelle de nos revendications s’inscrit nécessairement dans un débat sur les dépenses publiques et leurs priorités, mais aussi sur le niveau, l’assiette et la répartition des prélèvements fiscaux. Elle pose la question de l’Ecole, et donc de la société, que nous voulons. Elle est nécessairement partie prenante d’un projet éducatif, lui-même constitutif d’un projet de société. Le projet libéral existe et est mis en œuvre, tantôt par petite touches, tantôt par des « réformes » plus vastes. Il appartient à un syndicat, non seulement du secteur public, mais a fortiori de l’éducation, de prendre toute sa place dans l’élaboration d’un projet républicain.